Avec les étoiles pour témoins...

Par La Scribouilleuse - Tous droits réservés...

 

         Un délicieux frisson parcourut Morgane. L'air de la mer, sauvage et envoûtant s'infiltrait dans chacune de ses cellules. Enfin de retour au pays. Comme elle en avait rêvé!... Elle avait tant de fois compté et recompté les jours qui la séparaient de cette plage, de ce petit coin de paradis unique au monde, où il suffisait de s'asseoir au ras des vagues, là où le sable et la mer se quittent et se retrouvent sans cesse, pour tout oublier.

On était en plein mois d' août, et la chaleur torride qui régnait sur l'île accentuait l'attraction que l'eau turquoise et transparente avait déjà sur la jeune femme. Morgane s'élança, chaque pas était une morsure, comme si le sable brûlant se vengeait de n'avoir pas été foulé plus tôt par des pieds aussi délicats. Et ce fut la gifle... Elle s'enfonça dans le rouleau gigantesque qui s'enroula autour d'elle formant un cylindre parfait. Tout pouvait alors arriver, plus rien n'avait d'importance... Morgane riait, hurlait, se battait contre le ciel, avalait des petites gorgées d'eau saturée de gros sel, s'entêtait à remonter le courant. Elle cherchait le banc de sable où elle aimait jouer, enfant, trouvant magnifique d'avoir de l'eau aux  mollets à trente mètres du bord. Mais le banc de sable charrié par la mer avait changé de place, et Morgane pensa avec regret, qu'ici bas, on ne retrouve pas si facilement le bonheur innocent d'être un enfant, et que la vie suit son cours inéluctablement.

Elle revînt sur la terre ferme, épuisée, meurtrie par les milliards de grains de sable qui avaient poncé sa peau si fine, mais abasourdie de bonheur. Elle s'allongea sur le sable et ferma les yeux. Dans sa hâte, elle n'avait pas pensé à prendre une serviette et se dit avec amusement qu'elle ferait une excellente escalope panée si un ogre venait à passer. Ses doigts jouaient machinalement avec le sable et chaque grain, tel un chapelet de religieuse, était une prière. La prière que plus rien désormais ne l'enlèverait  à cette plage que les Corses du coin appelaient Sagone.

Morgane connaissait l'origine de son prénom. Elle savait qu'il lui venait d'une fée qui était Grande Prêtresse au temps du roi Arthur et de Merlin l'enchanteur.   Elle régnait sur une île appelée Avalon, qui était entourée d'une brume si dense qu'aucune personne " non-initiée" aux secrets de l'île ne pouvait y accéder. Elle aurait aimé, elle aussi, entourer son île, sa plage, d'éternité de nuages et devenir la reine de son royaume... Mais la vie avait choisi pour elle un autre destin, tout aussi romanesque mais ça, pour le moment, Morgane n'en savait rien...

C'était son vingt-cinquième mois d'août, un âge où la vie n' a pas encore sorti toutes ses griffes, où elle se contente de mordiller juste assez pour apprendre, pas assez pour faire mal. Sur cette plage caramel, Morgane s'est assoupie. Ses longs cheveux  sont en cavale, ils s'étalent en soleil encadrant son beau visage de nacre. Elles aime sa chevelure de miel si semblable à ses yeux ambrés pailletés d'or. Sa bouche, groseille, s'est fermée d'une moue boudeuse. Quand elle se réveille, le ciel est d'un bleu éclatant, mais l'air est plus frais, il est presque vingt heures. Elle se lève, rajuste son paréo qui a eu le temps de sécher et enfile son t-shirt en le nouant sous la poitrine, s'apercevant que le soleil a profité de sa sieste pour la dorer d'un joli hâle. Finie l'allure de parisienne, elle s'est transformée en naïade de conte de fée.

 Atteignant le haut de la pente rocailleuse qui mène à la route, elle cherche son vélo des yeux. Le voilà, de l'autre côté, son VTT de gamine que grand-père garde jalousement au fond de la grange. C'est un vestige qui a vu de belles cascades et des ballades en solitaire. Et puis grand-père savait que Morgane rentrerait un jour au pays et qu'il reprendrait du service.

La route est étonnamment déserte. Avant, il fallait faire très attention, ce n'était pas à droite et après à gauche qu'il fallait regarder, mais des deux côtés en même temps  si possible, tant ces routes sinueuses donnent des ailes aux  pseudo pilotes qui vivent ici ! Morgane enfourcha son engin et se prépara à affronter la montagne. Le hameau de ses grands-parents n'était qu'à dix kilomètres et si elle n'avait pas eu de difficultés à venir à la plage c'est que, dans ce sens, c'était une descente... Maintenant, il va falloir grimper ! A peine s'était-t-elle engagée qu'un bruit assourdissant, une moto sans doute, lui écrasa les oreilles. Surprise, elle eut du mal à rejoindre le bord de la route, le vélo oscilla de droite à gauche et elle manqua de tomber. Le bruit se rapprocha de plus en plus. Ensuite, tout se passa très vite : quelqu'un hurla une phrase submergée par le bruit d'un moteur fou lancé à toute allure. L'engin responsable de tout ce raffut était finalement une voiture qui fonçait droit sur elle. Ou on cherchait délibérément à la tuer ou cette 205GTI n'avait plus de freins. Morgane se jeta instinctivement dans les ronces bordant le bas côté, préférant les épines acérées à une mort certaine, et dans sa chute, s'agrippa  à une racine qui céda la faisant tomber plus bas encore dans cette pente qu'elle montait quelques minutes auparavant, pensant à son retour au hameau. Le spectacle qu'elle perçut dans sa chute avait tout d'un grand film d'action hollywoodien. La voiture fit  un dérapage époustouflant, un "360" comme aurait dit son petit frère, soulevant d'énormes nuages de poussière beige, pour s’arrêter finalement au pied de la falaise abrupte qui longeait la route à quelques mètres de Morgane.

Les secondes passaient, longues et angoissantes. Que venait-il de se passer ? Est-ce que le chauffard était encore en vie ? Est-ce qu’elle avait quelque chose de cassé ? Elle avait soudain chaud, si chaud, et ses genoux qui ne cessaient de trembler... Morgane s'évanouit sans répondre à toutes ses questions.

Quand elle ouvrit les yeux, elle était au paradis. C'était donc cela ? Des myriades d'étoiles tout autour, partout, une brise apaisante, une impression de bien-être...Et... Mon Dieu comme ces étoiles étaient belles, si proches, si brillantes, et il y en avait tellement... Et il y avait cet ange, cet être magique qui ne cessait de la regarder, son merveilleux visage se découpant sur fond de constellations. Il a des traits trop réguliers pour exister réellement !  Sa  bouche semble avoir été dessinée par Léonard de Vinci lui- même tant elle respire la bonté des saints de la Renaissance italienne. Et ses yeux, comment peut-on les avoir aussi clairs en pleine nuit ? Ils ont l'air transparents, peut-être verts, ou bleus... Le sait-il lui même ? Ses cheveux  sont noirs ou peut-être bruns, s'argentant de clair de lune... Ses épaules sont douces à regarder, et son torse si bien fait. C'est un Apollon de Rodin, une pure beauté céleste...

 - Alors, princesse, on se réveille enfin... On peut dire que vous m'avez fait une sacrée peur !

Mais, il parle mon ange ? se dit la jeune fille se soulevant sur les coudes. Elle porta une main endolorie à sa tempe et vit qu’ il y avait un peu de sang. C’est ainsi que les récents événements lui revinrent à l’esprit.

- Que s'est-il passé ? Qu'est-il arrivé au dingue qui m'a foncé dessus ? Ooh... Qu’est-ce que j'ai mal à la tête...

- Non, non, ne bougez pas, dit-il et posant deux doigts d’une douceur inouïe sur son front il ajouta :

- vous avez un joli bobo mais peut-être avez-vous quelque chose de cassé, il vaut mieux ne pas prendre de risque... Quant au dingue, comme vous dites, il n'est pas près de recommencer.

- Comment ça ?"dit Morgane, soudain catastrophée.

- Il est ...

- Oui, il est... Désolé. Désolé de vous avoir fait tomber, de vous avoir fait peur, de vous avoir fait mal, il s' en veut de n'avoir pas su arrêter sa maudite bagnole plus tôt, et de n'avoir pas eu le bon sens de changer des freins près à rendre l'âme... Mais laissez- moi vous le présenter :je m'appelle Silvio et le surnom de "dingue" me convient parfaitement ! Morgane plongea son regard de feu dans les yeux lagon de Silvio et retint un fou rire : 

- C'était vous ! Vous m'avez pris pour un cochon sauvage ou quoi ? On ne vous a pas dit que le braconnage est interdit ? Puis prenant une voix faussement hautaine elle ajouta :

- Vous êtes sur mes terres et je ne souffrirai pas que vous m'adressiez la parole après un tel acte, et monsieur, veuillez baisser les yeux quand j'ai la bonté de m'adresser à vous, je vous prie ! Ils éclatèrent de rire et d'une main douce et ferme il l'aida à se relever.

Silvio se dit qu'il n'avait pas mesuré la chance qu'il avait d'avoir échoué près de cette route. La rencontre qu'il venait de faire était pour ainsi dire un enchantement. Ces jambes si longues, cette main si délicate, cette chevelure soyeuse piquée de brins d'herbe. Elle était charmante ! Et mon Dieu, ses yeux si magnifiques pétillants de malice. Il eu la soudaine impression de l'avoir toujours connue, de l'avoir vue enfant avec de longues tresses, gambadant dans les vagues. Et en même temps il ne la connaissait pas, et une insatiable curiosité l'envahit, il voulait tout savoir d'elle. Il voulait apprendre où elle vivait, qui elle était, tout, jusqu'au parfum qu'elle devait cacher au creux de son cou. Il avait dû rêver de cette fille, c'était trop fou cette impression de déjà vu...

- Vous deviez rêvasser autant tout à l'heure, quand vous rouliez à cent quatre vingt ! dit-elle mutine.

- Deux cent, pour être exact, répondit-il sans sourciller. Votre vélo est là, je l'ai remonté pendant que vous faisiez votre petit somme. Il a fait une belle chute lui aussi. Voulez-vous que je vous laisse vous recueillir sur votre défunt moyen de transport ? Parce que dans l'état où il est, ou bien on dit une messe, ou je vous le répare, mais dans ce cas vous serez obligée de me revoir !!

- J'ai bien peur de tenir énormément à ce vélo... dit-elle, charmeuse.

Rajustant ses vêtements pour se donner une contenance, Morgane s’aperçut qu'elle était couverte d'égratignures  et de sable. Elle secoua ses cheveux emmêlés et se dit qu'elle devait avoir l'air d'une sauvageonne, une Manon des Sources en paréo.

- Comment allons-nous rentrer ? Je crois qu'on vient de louper le dernier métro ! Silvio eut un silence amusé.

- Parisienne en vacances ?

- Corse de cœur, catapultée à Paris pour études, répondit-elle, alors, on fait comment ?

- Tu peux marcher ? Morgane ne releva même pas cette subite marque d’intimité, cela lui semblait tout naturel, il devait avoir un ou deux ans de plus qu'elle et de toutes façons, ses manières tenaient plus de l'amitié que de l'irrespect.

- Oui, je crois, et puisque tu le demandes je m'appelle Morgane !

- Si je ne t'ai pas demandé ton prénom, c'est parce que je te connais depuis très longtemps, et si tu veux tout savoir, j'ai fait exprès de "m' arrêter" là, pour te raconter toutes les années que j'ai passées à t'espionner!! Bon, trêve de plaisanteries, on y va, on a de la route jusqu'à Porticcio. Appuies-toi sur moi si tu te sens défaillir, mais je te préviens, la prochaine fois, je n'attendrais pas avant de te faire du bouche à bouche,  je ne peux pas résister à une petite déesse des sables !

- Eh!! ...Dit-elle en rougissant, moi, je ne te suis pas depuis des années alors on se calme ! Et puis je n'ai rien à faire à Porticcio, mes grands-parents habitent de l'autre côté, ils doivent déjà être en train de téléphoner à la police à l'heure qu'il est.

- Tu les appelleras de chez moi, c'est plus près, tu ne peux pas rentrer comme ça, sans soin, et puis je me sens tellement responsable de tout ce qui vient d'arriver, je veux absolument me faire pardonner. Viens, je t'en prie... J'avoue que le bouche à bouche c'était de trop, petite effarouchée, tu me pardonnes ?

- Bon, très bien, j'espère que tu connais un paquet d'histoires drôles parce que la montée est rude. Et il faut  souhaiter qu'on ne croisera aucun fou du volant dans ton genre sur notre route, dit Morgane en commençant à avancer. Silvio lui emboîta le pas totalement charmé par tant de personnalité. Ils allèrent prendre quelques affaires dans la 205, mirent le vélo dans le coffre et Silvio la gara sur le bas côté en disant que si quelqu’un s’avisait de la voler ce serait à ses risques et périls.

De son côté, la jeune femme observait son «ange » debout, et elle avait du mal à dissimuler son trouble. Elle se sentait l’âme d’une écolière de quatorze ans, émoustillée par un premier amour, mais c’était plus fort qu’un premier amour, c’était un réel coup de foudre digne des plus grands romans. Silvio était grand, au moins un mètre quatre-vingt cinq, il avait de belles épaules carrées, la peau tannée et d’une manière générale, d’après ce qu’en voyait Morgane en l’observant à la dérobée, c’était un athlète. Il portait, apparemment très à l’aise,  une chemise et un pantalon de smoking. La veste assortie qu’il venait de prendre dans la voiture se trouvait sur les épaules de Morgane. Silvio avait insisté pour qu ’elle la mette, prétextant une brise fraîche et la jeune femme humait le suave parfum qui s’en dégageait avec délectation. C’était le genre d’homme à l’allure douce et virile par lequel on rêve toutes d’être enlacées. Et Morgane justement y pensait... Son imagination galopait tandis qu’ils marchaient côte à côte, silencieux.

Un vieux klaxon retentit dans la nuit, brisant le charme de ses pensées. Une 2CV s’arrêta à leur hauteur et une tête toute fripée apparue à la fenêtre. Le vieil homme édenté leur dit quelque chose en corse, puis voyant leur visible incompréhension éclata d’un gros rire gras et répéta en français :

- Alors, les jeunes, on fait une ballade ou on est perdu ?

- On est perdu...

- On se ballade !

Amusé, le vieillard reprit :

- Bé, ç’t’à dire, ‘faudrait penser à vous met’ d’accord. Vous voulez un coup de main ? Où donc vous allez ? Puis après un moment de réflexion il ajouta à l’intention de Silvio :

- T’es pas le petit Batista ?

- Vous avez l’œil grand-père, nous rentrions quand les freins ont lâchés, cela ne vous dérangerait pas de nous ramener ?

- Bien-sûr, y’ faudrait pas que tu sois en retard, surtout ce soir...

Morgane n’eut pas le temps de se demander pourquoi l’homme avait fait cette allusion, ni pourquoi il semblait connaître Silvio, de réputation du moins, car ce dernier lui ouvrait galamment la portière, la priant de monter

Cahin-caha, ils arrivèrent au village. Jamais, pas une seule minute, Morgane n’eut peur de suivre ce bel inconnu et elle ne fut pas surprise quand l’homme les arrêta en pleine forêt, à l’orée d’un chemin. Ils remercièrent et descendirent. La lune était pleine et nulle habitation ne se profilait à l’horizon. Rien que des arbres et tout près, la mer.

- Il n’y en a que pour quelques mètres, dit Silvio, après on sera chez moi. Il lui prit les mains et ajouta :

- Avant que nous arrivions, je voudrais que tu saches que chacune des précieuses secondes que  je viens de passer près de toi ont plus d’importance pour moi que toute ma vie entière. Ne dis rien. Si je pouvais, je passerai mon temps à te contempler en me demandant ce qui m’arrive, mais nous sommes pressés malheureusement par le temps. Écoute-moi,  il y a quelque chose en toi qui m’émeut et m’enveloppe et je n’ai pas besoin de me poser de questions pour deviner qu’il y a, en toi, ce même bouleversement... Mais je porte un secret qui pourrait m’éloigner de toi... Alors avant d’aller plus loin, promets moi de ne pas douter, à aucun moment, de ce qui vient de naître entre nous...

Morgane, occupée depuis le premier regard à se composer une attitude décontractée devant cet homme qui lui devenait plus précieux que l’air qu’elle respirait se dit que toute résistance était vaine et se laissa aller à son émoi. Quand il prit son visage dans ses mains si grandes et si douces, elle s’abandonna à ce premier baiser langoureux. Personne ne l’avait embrassée comme ça, il y avait le ciel et la mer, il y avait de la douleur dans ce baiser et la promesse d’un grand bonheur aussi. Morgane perdait pied, elle flottait dans un brouillard de confusion extrême où se mêlait l’effroyable peur de perdre l’homme de sa vie, comme s’il allait s’évaporer, et l’extase d’un baiser si sensuel. Non ! Elle devait lui faire confiance, elle avait la certitude qu’elle ne le perdrait plus jamais. Silvio la serrait à présent si fort que l’émotion faisait perler des larmes de joie au bord de leur cils, si fins, si beaux, si semblables. Ils s’étaient trouvés l’un l’autre, après tant de temps passé à se chercher. Tout doucement après l’avoir longuement regardé, Silvio sortit un nœud papillon de sa poche et, après l’avoir ajusté chuchota :

- On y va ?

Morgane pris une grande bouffée de cet air chaud et parfumé de bruyère qui les entourait et dit sereine :

- Je te suis...

Après quelques minutes de marche ponctuées de baisers, ils arrivèrent chez lui... Une demeure ancestrale, un manoir, un empire... Morgane n’avait pas de mot pour décrire ce qu’elle voyait. C’était gigantesque et beau, c’était un château de prince et si cette bâtisse lui appartenait vraiment, Silvio était un prince...

Le château était entouré de magnifiques bosquets entretenus avec soin. On accédait au perron par deux sublimes escaliers de pierre ornés de nymphettes délicatement ouvragées. Toutes les pièces, une vingtaine au moins donnant sur le jardin étaient allumées et brillaient tels des joyaux dans leurs écrins. On entendait des rires et de la musique. Le maître des lieux donnait à coup sûr une réception grandiose. Mais en quel honneur ? Morgane serra plus fort la main de Silvio. De cette intuition qui caractérise les femmes, elle sentait un danger.

- On va passer par les cuisines, ainsi personne ne nous remarquera, dit Silvio et il ajouta en mettant en doigt sur les lèvres de la jeune femme :

- Retiens tes questions encore un peu, tu vas bientôt tout comprendre... Malheureusement...

Silvio eut un pauvre sourire et à pas de loup, entraînant Morgane, ils traversèrent le parc. Ils contournèrent la maison et par une petite porte arrivèrent aux cuisines. A peine entrés, ils purent se délecter du savant fumet qui embaumait l’atmosphère. C’était un enchantement pour les sens. La première pièce, où s’affairaient suant et criant de nombreuses personnes sentait le gigot rôti, les sauces riches et onctueuses. La deuxième, point moins calme, était la réplique de la petite maison d’Hansel et Gretel avec ses pièces montées, ses choux, crèmes et friandises en tout genre. Comme l’avait prédit Silvio, personne ne leur prêta attention, pressé qu’était le nombreux personnel d’agir au mieux pour satisfaire les hôtes. Un homme en livrée leva quand même les yeux vers eux et faillit dire quelque chose, mais Silvio ne lui en laissa pas le temps. Il empoigna Morgane plus fort et l’entraîna dans sa course. L’homme reprit sa besogne sans les avoir vu filer. Ils arrivèrent dans un silencieux vestibule, puis passèrent devant ce qui devait être la salle de bal. Morgane pût alors, l’espace de quelques rares secondes, observer les invités. Cette fête devait contenir tout le gratin corse.

Les femmes portaient de somptueuses tenues de cocktail, dénudaient leur épaules, s’enveloppaient d’un rien de tulle et de soie évoluant dans des plumes et du strass comme si elles  étaient nées dedans. Les hommes, en smoking, faisaient les galants, apportant des coupes de champagne et des petit fours. Tous ces fabuleux parfums capiteux se mélangeaient et faisaient tourner la tête de la jeune fille. Elle retenait son souffle et son cœur battait à tout rompre.

Toutes ces émotions et cette course poursuite n’avaient qu’un seul responsable, celui qui n’était plus désormais pour elle un inconnu, mais le grand amour incarné. Ce-dernier, l’entraîna derrière une tenture pour éviter quelqu’un et en profita pour l’embrasser fougueusement. Elle avait toujours rêvé de ces baisers dans l’urgence, dont seules profitent en général, les James Bond girls. Ils empruntèrent un grand escalier, et heureusement ne croisèrent personne. Arrivés à l’étage, Silvio la fit pénétrer dans une ravissante chambre, une suite comme on appelle ça dans les grands hôtels, et dit à Morgane :

- Tu dois me prendre pour un fou, n’est-ce pas ? Mon intention est pourtant de te présenter à tout ce beau monde, mais j’ai pensé que tu aimerais peut-être te changer avant et te rafraîchir un peu... Cela dit, si cela ne tenait qu’à moi, je te laisserai comme tu es car tu es plus belle, si naturellement charmante, que toutes ces autruches en-bas qui ont besoin d’artifices pour sortir de chez elles !

Morgane rit du compliment et l’embrassa tendrement en disant :

- Ah bon, mon paréo de soirée ne convient pas à la circonstance ? Il est trop habillé, peut-être ?!! Non, sans rire, que ce passe-t-il au juste ici ? Et en quel honneur cette réception est donnée ?

- Tu me fais toujours confiance, n’est-ce pas ? dit Silvio en ouvrant une grande penderie. Ainsi, il pouvait lui tourner le dos et lui cacher sa mine soucieuse.

- Voilà la garde-robe de ma sœur, elle fait à peu près ta taille. Choisis la robe que tu préfères. Il y a ce qu’il faut dans la salle de bain. Si tu as besoin de quoique ce soit, je serais dans le petit salon, tout près... Il l’enlaça tendrement et la laissa à toutes ses questions.

Morgane, comme une petite fille qui découvre une malle aux trésors, admira chaque étoffe, écouta le bruit des paillettes, le froissement des soieries et n’arrivait pas à se décider. Tout était si beau, si luxueux. Chacune de ces tenues devait coûter une fortune. Son choix se porta finalement sur une robe, merveilleuse dans sa simplicité. Elle était crème, en taffetas, avec un jupon en tulle, qui lui donnait un bouffant de tutu de danseuse étoile. Le haut était un simple bustier, lacé dans le dos. Elle la mit devant elle pour ne pas la salir et apprécia son reflet dans le grand miroir de la chambre. Enfin, elle se dirigea vers la salle d’eau.

Si les conditions de sa venue ici n’étaient pas si mystérieuses, la jeune fille se serait volontiers laissé aller à une douce rêverie. L’eau ruisselait sur sa peau de velours, la délassant, la massant. C’était comme une caresse qui lui rappelait Silvio. Elle se dit que toutes les choses douces lui feraient désormais penser à lui. Elle se remémorait chaque secondes depuis leur première rencontre. Comme la vie parait simple quand on aime !  Morgane se sécha dans une immense serviette et se regarda dans la glace. Jamais elle n’avait été plus lumineuse, comme transfigurée par ce bonheur tout neuf. Elle ouvrit un tiroir et découvrit une palette de maquillage toute neuve, de grande marque. Après une hésitation, elle souleva le couvercle et se servit. Elle souligna ses yeux d’une ombre nacrée et d’un coup de mascara. Sa bouche enfiévrée par les baisers voluptueux de Silvio furent rehaussées d’un peu de gloss incolore. Elle était presque prête. Elle enfila la robe, passa les petits escarpins qu’elle avait choisi et qui étaient parfaitement à sa taille et se remémora le conte de Cendrillon que lui lisait sa mère lorsqu ’elle était enfant. Elle s’apprêtait à ouvrir la porte qui séparait la chambre du petit salon où l’attendait Silvio, quand des éclats de voix arrêtèrent son geste. Silvio n’était pas seul, une voix grave lui tenait tête :

- Enfin, mon garçon, tu ne peux pas lui faire ça ! Elle ne t’a jamais plu, j’en conviens, mais nous avons besoin... Notre famille a besoin d’une telle alliance pour se consolider. Tu connais le sens du devoir, ta mère et moi te l’avons inculqué dès ton plus jeune âge. Tu n’es pas n’importe qui, tu es un Batista, ne l’oublies jamais !

- Père, je ne veux plus entendre parler de devoir, de contraintes, je me fiche de l’argent, je suis un homme avant tout...

- Un homme n’ a qu’une parole. Ce soir, mon fils, nous fêtons tes fiançailles et Julia, en bas, s’impatiente... Voilà quatre heures que tu es parti, fâché. Tu es revenu, soit, n’en parlons plus, mais descend tout de suite. Ma compréhension à ton égard à dépassé toutes les limites !

- Jamais, tonna Silvio, vous me traitez toujours comme un enfant. Quand comprendrez-vous que je n’épouserais pas Julia, ni pour lui donner mon nom, ni pour son argent. D’ailleurs, elle le sait, elle l’a toujours su... Cent fois nous en avons parlé. Je vous le dis et vous le répète, celle que j’aime est derrière cette porte. Je vais vous la présenter, ainsi qu’à tous en bas et à Julia en particulier car il faut qu’elle voit, une fois au moins, ce qu’est une vrai femme, sans fourberie et sans fard !

En disant ces mots, Silvio ouvrit la double porte et ne vit pas Morgane. Il regarda dans les deux pièces, ouvrit la penderie mais ne la trouva pas. Seule la fenêtre qui s’ouvrait sur la nuit étoilée lui arracha un cri rageur. IL se tourna vers son père :

- Vous l’avez fait fuir avec vos paroles... La seule personne qui m’aimait sans connaître mon nom !

Silvio, les larmes aux yeux se pencha par la fenêtre en appelant. Les rires et la musique couvraient à peine sa voix.

- Mon fils, reviens à la raison, cette jeune fille n’est pas sotte, elle a comprit où était sa place...

Silvio ne répondit pas. Il scrutait la nuit, bouillant de rage, ses yeux reflétait la mer en furie. Il vit les draps noués jusqu’à terre, traversa la pièce d’un pas décidé, et passa devant son père sans le voir. Cette fois, le bonheur ne lui échapperait pas ! ... Les invités le virent débouler comme une furie. Les conversations cessèrent quand il traversa la salle de bal. Seule une femme continuait à parler et son rire cristallin résonnait dans toute la pièce. Elle était d’une beauté glaciale et son port de tête très aristocratique donnait l’impression qu’elle était grande.

- Cesse de rire, Julia, et écoute bien ce que je vais te dire... Que tout le monde m’accorde son attention.

Silvio détachait chacun de ses mots. Il se sentait invincible, porté par la force d’agir pour la première fois de sa vie, pour une cause valable :

- Dehors, il y a une femme que j’aime éperdument, elle va devenir ma femme, et elle seule mérite cette place. Tu peux rire Julia et te pavaner au milieux de tes amis, tu resteras désespérément seule car le profit n’est l’ami de personne !  Il y a des gens, Julia, qui ont encore des rêves et pour qui le paraître n’est pas tout ! Et que ceux qui pourraient penser comme elle s’en aille, je n’ai que faire de leur suffisance ! Que ceux qui se soucient vraiment de mon bonheur restent, ils seront toujours les bienvenus chez nous. Maintenant, je vous laisse faire votre choix en votre âme et conscience... Nous sommes au vingtième siècle, les mariages de raison n’existent plus et l’amour ne s’achète pas, réfléchissez bien et ne me jugez pas.

Sur cette dernière phrase, Silvio s’élança dans le jardin. Julia cassa rageusement son verre et quitta la pièce sous les regards silencieux des invités. Une femme applaudit, suivit d’une autre, puis d’autres applaudissements vinrent se joindre à eux. Le père de Silvio, qui n’avait pas perdu une miette du discours de son fils, réalisa à quel point ce dernier avait vu juste et ne chercha même pas à retenir Julia que personne n’avait suivi. Sa femme s’approcha de lui, prit sa main dans la sienne et lui dit tout bas :

- Toi non plus mon chéri, pour notre bonheur à tous les deux, tu n’as pu te plier aux convenances, pourquoi veux tu que ton fils soit différent ? Viens donc retrouver nos hôtes qui commencent à avoir faim et prépare toi à accueillir ta future belle-fille...

Monsieur Batista embrassa sa femme avec bienveillance et lui répondit avec tendresse :

- Vous ai - je déjà dit, chère épouse, combien vous étiez en beauté ce soir ?

Derrière la maison, il y a une plage privée où Morgane, après s’être évadée, est venue pleurer. Elle ne savait pas où aller et son désespoir l’a conduit naturellement vers la mer apaisante. Les mots prononcés par le père de Silvio lui martèlent les tempes... En une journée, elle a côtoyé le bonheur comme seul un rêve peut le permettre et le réveil est douloureux... Comment Silvio a-t-il pu l’emmener dans un tel traquenard ? Il s’est servi d’elle pour assouvir son désir de rébellion. Prisonnier d’une situation difficile, il a vu en elle un échappatoire. Et pourtant, elle veut encore croire à toutes ses belles paroles et se dit que les baisers ne mentent pas et ceux de Silvio étaient sincères. Aucun mot ne peut exprimer sa tristesse et sa déception, elle voudrait ne jamais l’avoir rencontré. Pire encore, la pensée d’avoir échapper à la mort cet après-midi lui revient en mémoire et elle commence à le regretter. Ce qu’elle se trouve bête, soudain, d’avoir crû qu’un avenir était possible avec ce beau jeune homme. Bien sûr, il était destiné à une autre. Ces hommes là ne sont jamais pour vous...

Morgane sanglote comme une enfant. La nuit est si noire et les étoiles si merveilleuses. Elles brillent comme d’énormes diamants à travers ses larmes. Les vagues sont douces à écouter, comme une caresse, comme Silvio... Silvio qui lui embrasse les épaules et le cou avec la chaleur d’un papillon. Elle ouvre les yeux, son ange est là, comme à la première seconde, son beau visage se découpant sur le fond étincelant de la voie lactée. Ses yeux sont tristes. Il la regarde avec tant d’amour :

- Ma princesse... Mon amour... Me fais tu toujours confiance ? murmure-t-il

- Je... Pourquoi ?

- Parce que c’est toi. Parce que c’est nous.

Ils étaient si près l’un de l’autre que leur souffle se mêlaient. Silvio la serra dans ses bras, enfouissant son visage dans sa chevelure et s’imprégna de son parfum comme s’il s’agissait de sa dernière inspiration. Il l’aimait d’un amour sans égal. Il prit son visage délicat dans ses mains et déposa un baiser sur ses lèvres entrouvertes. Le corps de Morgane n’était plus qu’un immense brasier que  Silvio avait allumé lors de cette étreinte. Il se coucha sur elle, l’enveloppant de son magnifique corps et la foudre tomba sur eux : ils ne firent plus qu’un. La lune, seule, contemplait leurs ébats. Il était les vagues fougueuses et plus douces parfois, elle était le sable doré, doux et chaud. Silvio lui fit l’amour comme l’ange qu’il était. Morgane l’aima de toute son âme et se sentie,  enfin, reine en son royaume.

 

FIN

 

Revenir au sommaire

Revenir au 25 décembre 2000